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La fusion de banques : concilier puissance et imputabilité |
À mesure que se concrétise le projet de fusion de la Banque Royale et de la Banque de Montréal, le débat autour de ses conséquences sur le public s’échauffe. Ce débat est crucial, surtout compte tenu du fait qu’une nette majorité de Canadiens s’oppose au projet de fusion, selon un sondage mené à l’échelle nationale.
La Banque Royale et la Banque de Montréal prétendent qu’elles doivent fusionner en une entité plus grosse afin d’être en mesure de survivre dans un contexte de concurrence mondiale. Or, elles ne sont pas du tout menacées par les banques étrangères. Les actifs combinés des banques étrangères au Canada ne totalisent que 92 milliards de dollars, contre 1 100 milliards pour les six plus grandes banques canadiennes. De plus, les banques étrangères continuent de se heurter à des barrières importantes quand elles s’établissent au Canada, et ce, malgré la signature récente d’une entente internationale.
Les deux banques «fiancées» sont déjà massives et riches. Les actifs de chacune d’elles dépassent les revenus annuels du gouvernement fédéral, et chacune d’elles prête davantage que le gouvernement fédéral ne dépense par année. Ensemble, elles contrôlent 32 p. cent du marché des prêts au Canada. Elles comptent parmi les entreprises les plus rentables du pays (en 1997, la Banque Royale affichait le profit le plus élevé jamais enregistré au pays) et figurait parmi les 16 banques les plus profitables au monde. Ensemble, ces deux banques ont des succursales dans plus de trente pays, et des investissements dans encore plus de pays. Ces banques ne courent donc pas au désastre si la fusion n’a pas lieu.
En fait, ce sont plutôt les clients et les employés qui font face à un désastre. Le Canada a déjà un des secteurs bancaires les plus concentrés au monde, et la fusion réduirait encore davantage le choix limité offert aux consommateurs et aux petites entreprises. Avec des actifs combinés de 452 milliards de dollars et 17 millions de clients, la nouvelle mégabanque aurait près du double des actifs de la banque qui les suivrait et contrôlerait presque la moitié des actifs des cinq plus grandes banques canadiennes. Qui plus est, selon les estimations des banques, plus de 9 000 personnes (soit 10 % du personnel total des deux banques) pourraient perdre leur emploi.
Rien n’indique que la fusion profiterait aux clients. En effet, une étude menée récemment par l’économiste Stephen Rhoades de la Banque centrale américaine sur des milliers de fusions de banques aux É.-U. permet de conclure que le service à la clientèle ne s’est pas amélioré à la suite de ces fusions.
D’autres études menées aux États-Unis ont permis de constater que les fusions entraînent une élévation des frais, la fermeture de succursales et une détérioration du service à la clientèle. Le magazine Customer Reports signale que plus de 100 nouveaux types de frais bancaires ont été créés aux États-Unis, et que les frais déjà existants ont augmenté abruptement, à la suite des fusions.
Le point peut-être le plus important, les banques canadiennes n’ont pas besoin de devenir plus grosses pour desservir la grande majorité des entreprises et des particuliers canadiens. Quatre-vingt-cinq pour cent des entreprises et des particuliers au pays ont des prêts ou des investissements inférieurs à 250 000 $, et toutes nos banques sont suffisamment grosses pour satisfaire ces besoins.
Le Bureau fédéral de la concurrence examinera si la fusion proposée entravera la concurrence. Par le passé, le Bureau a évalué des fusions selon le critère suivant : est-ce qu’une entreprise contrôlerait plus de 35 p. cent du marché pour une région ou pour un produit donné; le Bureau s’intéressait aussi aux conséquences de la fusion sur les prix et les choix offerts aux consommateurs.
Cependant, le rapport préliminaire du groupe de travail du gouvernement fédéral sur les services financiers a pressé Ottawa d’évaluer également les conséquences d’une fusion sur l’accès aux services bancaires et aux prêts pour les petites entreprises.
Le ministre des Finances Paul Martin a affirmé publiquement qu’il exigera des banques qu’elles réduisent les frais imposés aux consommateurs, qu’elles garantissent que la fusion n’entraînera pas de pertes d’emplois et qu’elles rassurent les petites entreprises et les collectivités des avantages de la fusion.
En effet, M. Martin prie les banques de se montrer imputables face au pays et aux clients qui leur ont permis d’engranger d’énormes profits. Les banques ont été à l’abri de la concurrence pendant des décennies, ce qui, s’ajoutant aux dépôts de plus de 20 millions de Canadiens, leur a permis de dominer le marché des services financiers et d’enregistrer des profits records. Il est donc temps que les banques, avant que nous leur accordions encore plus de pouvoir, fassent la preuve qu’elles sont bien au service des Canadiens et de l’économie canadienne.
Comment devons-nous évaluer la qualité des services bancaires au Canada?
Des modèles éprouvés sont déjà à notre disposition. M. Martin devrait étayer ses paroles dures envers les banques par des lois sur l’imputabilité des banques inspirées de celles qui donnent de si bons résultats aux États-Unis depuis plus de 20 ans. Le CRA américain (Community Reinvestment Act, Loi sur le réinvestissement communautaire) exige des établissements de dépôt qu’ils contribuent à satisfaire les besoins en crédits en même temps qu’ils accordent des services bancaires aux collectivités d’une manière conforme à des activités saines et viables de ces entreprises.
Le degré auquel les institutions financières satisfont ces besoins est révélé lorsqu’on exige d’elles qu’elles divulguent des données détaillées sur leurs prêts, leurs investissements et leurs services. Le gouvernement américain examine ces données et évalue le rendement de chaque institution. Si une institution échoue cet examen, on pourra exiger d’elle qu’elle applique des mesures correctives et lui interdire de participer à toute expansion, fusion ou rachat.
Par exemple, la Banque de Montréal et la Banque Toronto Dominion possèdent des institutions financières aux États-Unis qui doivent se conformer aux lois américaines. Avant que la Banque de Montréal puisse procéder à l’expansion de sa filiale, la Harris Bank of Chicago en 1994, cette dernière a dû améliorer son piètre dossier en matière de prêts et de services, lequel avait été révélé par la divulgation de données en vertu du CRA. Elle y est parvenu en engageant 327 millions de dollars en crédits et en assistance sur cinq ans pour l’accession à la propriété et en prêts à la petite entreprise et pour satisfaire d’autres besoins des collectivités dans la région de Chicago.
À la grandeur des États-Unis, le CRA a permis de révéler les manquements des institutions financières au chapitre des services aux collectivités, et les institutions financières ont investi 353 milliards de dollars dans ces collectivités afin d’améliorer leur dossier.
Une grande partie du malaise ressenti face au projet de fusion reflète le sentiment que les banques ont peu de comptes à rendre aux collectivités canadiennes, aux petites entreprises et aux particuliers et qu’elles offrent, dans l’ensemble, des services de mauvaise qualité. Également, en ces temps de chômage élevé persistant, la perte de milliers d’emplois en conséquence d’une fusion est source de sérieuses inquiétudes.
Il est temps que le gouvernement fédéral promulgue
une loi concernant un système de divulgation et d’examen des données
bancaires qui serait inspiré de l’expérience américaine
de 20 ans et qui contraindrait nos banques à assurer des services
de haut niveau. Comme aux États-Unis, un tel système viserait
à s’assurer qu’une banque ne devienne pas plus grande si elle ne
satisfait pas les besoins des collectivités qu’elle dessert ou si
l’expansion entraînerait des conséquences négatives
sur le service à la clientèle et sur l’économie canadienne
dans son ensemble.